L'art des Aborigènes

Spirituellement liée à la terre, à la faune et à la flore, l'organisation sociale traditionnelle aborigène est très complexe et varie selon les régions et les langues ; ces dernières sont au nombre de plus de deux cents, réparties en douze familles linguistiques.
Malgré cette diversité, les échanges d'objets et de rituels ainsi que les mythes sur la formation du paysage et l'instauration de règles sociales par des voyageurs totémiques ont tissé un maillage d'itinéraires multiples reliant quelque cinq cents tribus d'un océan à l'autre.

Chaque Aborigène est gardien de certains itinéraires mythiques associés à des lieux et des totems et célébrés par des rites où les mythes sont peints, chantés et dansés. C'est au nom de ces attaches sacrées que les sites doivent être protégés et que le corps de chaque individu doit être peint avec les signes totémiques de son itinéraire ancestral, afin que se maintienne l'environnement et tous ses liens avec les espèces vivantes et les humains.
Les longues épopées mythiques, qui racontent la formation du paysage et l'instauration des règles sociales et religieuses, constituent ce que les Warlpiri appellent Jukurrpa et traduisent en anglais - à l'instar de concepts similaires dans d'autres langues aborigènes - par Law (Loi) ou Dreaming (Rêve).
Le principe de la vision par transparence des chamans se retrouve dans l'art rupestre des Aborigènes de la terre d'Arnhem, art dit « à rayon X » car il présente des animaux ou des êtres anthropomorphes dont le corps semble transparent, montrant l'intérieur, les os, les viscères, mais aussi de complexes tramages de lignes qui incarnent souvent l'intérieur spirituel de l'être représenté et de la terre qui lui est associée, ou encore la parole et l'action des ancêtres. Cet art vieux de plusieurs millénaires se restreint à une région du nord de l'Australie et est peint depuis les années 1950 sur des écorces vendues aux musées et aux particuliers. Il existe d'autres traditions rupestres en Australie, telle celle des visages auréolés sans bouche, les Wandjina, ou les petites figures dynamiques du Kimberley, les Munganunga. Dans le Sud on trouve des milliers de pétroglyphes et des arbres à l'écorce sculptée. Dans le désert, les représentations figuratives ou anthropomorphes sont rares et secrètes. Les signes pariétaux rejoignent plutôt l'iconographie des signes peints sur le corps, des objets sacrés, ou encore des signes tracés au sol pour raconter des histoires : cercles pour représenter les lieux, demi-cercles pour les gens assis, lignes droites ou méandreuses pour les déplacements, et quelques empreintes, comme la flèche. Les traces laissées au sol sont la base du principe iconographique du désert, l'écriture des ancêtres. Tout peut être représenté, mais toujours sous forme de traces, inscription d'une action gravée au sol : une ligne droite pour une personne couchée, un bâton ou une lance posée à terre, un cercle pour un fruit, une source, une pierre. Au début des années 1970, dans la communauté du désert de Papunya, un artiste éducateur, Geoff Bardon, cherchant à mobiliser les jeunes, a donné des toiles et des acryliques aux anciens Pintupi et Warlpiri afin qu'ils transposent les motifs totémiques peints sur le corps ou sur le sol. L'appropriation enthousiaste de ces nouveaux supports a donné naissance à un mouvement pictural qui, en une dizaine d'années, s'est propagé dans tout le désert sous le nom de dot painting, le mouvement pointilliste du désert reconnu dans le monde entier. Il fallut de nombreuses discussions entre les anciens pour établir certaines règles concernant ce qui pouvait être peint et la manière de respecter les secrets rituels et les droits traditionnels de chacun à l'égard d'une terre et de certains ancêtres totémiques. Chaque homme et femme peint son ou ses Dreaming(s), mais chacun peut aussi aider à peindre celui d'un père, d'un oncle ou d'un conjoint qui reste alors propriétaire du motif peint et auteur du tableau. Les petits points, qui entourent de multiples couleurs les motifs totémiques liés à des lieux, sont une transposition de techniques picturales rituelles : points dessinés avec les doigts par les femmes, et touffes de coton ou duvet d'oiseau collés par les hommes, ils suggèrent la discontinuité des particules constituant la matière, particules de Dreaming, essences, forces vitales, mots et chants, qui se combinent entre elles pour donner la texture spirituelle de toutes les formes existantes, terre, espèces vivantes, humains. En ce sens, les points du désert se rapprochent des hachures de l'art tropical du Nord.