Petits problèmes ethiques du tourisme



Uluru / Ayers Rock, un patrimoine trahi

Symbole de l’Australie, le « Rocher » comme l’ont surnommé les australiens non aborigènes, est un site touristique très fréquenté. La dénaturation de ce lieu et de cette culture par le tourisme sera donc au cœur de notre propos. Le tourisme répond à un besoin d’évasion, de dépaysement momentané et/ou périodique. Il concerne des populations nanties, économiquement excédentaires mais aussi aliénées par le travail dans une société libérale de consommation. Le tourisme peut aussi se concevoir comme un déplacement d’agrément qui consiste en des activités de loisirs diverses. Plusieurs types de tourisme existent : le tourisme de loisirs, d’affaire, sportif, sexuel, gastronomique, fluvial, médical…mais le cadre qui va nous intéresser est celui du tourisme culturel dont le patrimoine est la pierre angulaire.

Le tourisme de la culture apparaît souvent comme une solution salutaire pour la sauvegarde et l’entretien du patrimoine matériel et dans une certaine mesure du patrimoine immatériel. Effectivement pour nombre de bâtiments ou sites historiques délaissés par les activités modernes, le développement touristique est la seule alternative possible à leur entretien et par la même à la conservation de leur rôle mémoriel. Prenons pour exemple l’Observatoire du Pic du Midi de Bigorre dans les Hautes Pyrénées. Les instruments techniques sont de nos jours dépassés et impliquent une activité scientifique réduite. Pour pallier aux dépenses d’entretien excessives, prises en charge autrefois par les autorités scientifiques comme le CNRS, une partie importante du site a été transformée en musée. Des activités de médiation telles que des nuits d’initiation à l’astronomie ou en journée des observations du soleil à la lunette sont organisées afin d’animer le site. Le Pic du Midi est un véritable témoignage des prouesses techniques de construction du XIXème siècle, le Pic culmine en effet à 2877m mais il est également un témoin de l’histoire scientifique de la conquête spatiale. L’Observatoire a fourni les images de la Lune nécessaires aux missions Apollo et sa survie n’a été possible qu’en suscitant aux touristes l’envie de le visiter.
En parcourant le musée de l’Observatoire, les touristes découvrent l’histoire du lieu et s’enrichissent de connaissances astronomiques. Ce qui nous amène à attirer l’attention sur un autre aspect essentiel du tourisme culturel : sa fonction éducative. Les touristes à travers la culture sont invités à une réflexion sur l’Histoire. Les plages du débarquement en Normandie en sont un bon exemple. Beaucoup d’Américains les parcourent comme des lieux de mémoire en cherchant dans les paysages des traces du passé. Ou encore l’exemple bien plus dérangeant des camps de la mort comme Auchwitz. La fonction éducative du tourisme passe également, comme nous le dit l’UNESCO, par le respect des diversités culturelles. L’UNESCO est véritablement la figure emblématique de la volonté d’un universalisme humaniste. Le caractère éducatif du tourisme culturel passe aussi par la rencontre, par l’ouverture à l’autre : aller au Kenya à la rencontre des Masaï, en Australie à la rencontre des Anangu etc. Mais ne conduit-il pas aussi à une certaine aliénation ethnique conditionnée par une dépendance forcée à l’économie de marché des sociétés industrielles ? Sachant que le tourisme de masse concerne à présent l’essentiel de la population des États industrialisés, on peut s’interroger sur l’impact de l’identité culturelle et de la cohésion sociale originelle des peuples visités. A l’évidence le patrimoine est le support matériel et immatériel d’une culture. C’est le cas de la montagne sacrée Uluru / Ayers Rock devenue symbole de la Nation australienne blanche qui peine encore à en faire un symbole de réconciliation réussie entre les peuples autochnones et les descendants des colons britanniques.

Nous démontrerons que le site d’Uluru / Ayers Rock est un patrimoine trahi. Trahi dans les termes même de l’accord pour la rétrocession du site aux Aborigènes en tant que cette dernière est conditionnée par la contrainte d’organiser ce lieu en site touristique pour une durée de 99 ans. Patrimoine trahi par la profanation quotidienne qu’en font certains touristes en accédant au sommet de la montagne.



I Une rétrocession des terres spoliées contre une exploitation touristique

Après les balbutiements d’une activité touristique non réglementée et sans concertation avec les autochnones dès les années 1940, un accord pour la rétrocession du site est passée entre la tribu aborigène des Anangu et le gouvernement fédéral en 1985.
Rappelons que juridiquement l’Australie fut considérée comme « terra nullius », terre sans propriétaire, car les Aborigènes, société de chasseurs-cueilleurs, ne la cultivent pas. Ce tour de passe-passe juridique permit la spoliation de toutes les terres aborigènes par les colons britanniques. Aucun traité ne fut signé avec l’habitant et il faudra attendre la loi de 1993 sur les titres fonciers autochnones, « the Native Title Act », pour invalider le statut de « terra nullius » et reconnaître leur qualité de premier occupant du sol. Les préjugés raciaux, très répandus dans l’Europe du XIXème siècle faisaient des Aborigènes le chaînon manquant entre le singe et l’homme moderne. Les colons furent donc confortés dans leurs bons droits à utiliser tous les moyens possibles pour déposséder ces peuples vus comme primitifs. Arthur de Gobineau n’écrit-il pas dans son Essai sur l’inégalité des races humaines que les Aborigènes sont véritablement les derniers des hommes ? De même les anthropologues du début du XXèmesiècle considéraient ces mêmes Aborigènes comme les descendants de l’homme de Neandertal. Il est entendu que ces considérations raciales concernant les Aborigènes n’aidèrent pas à une concertation et encore moins à une entente entre les deux cultures. Ces préjugés juridiques et raciaux servirent de prétexte à l’ethnocide des Aborigènes. Ils sont à l’heure d’aujourd’hui toujours menacés de disparition.

L’ethnocide a mobilisé toute la palette des crimes des plus vils aux plus officiels. Dépassant certainement les 500 000 individus en 1788 à l’arrivée des colons britanniques, ils furent recensés en 1911 au nombre de 31 000 (d’après Colin Tatz). Durant la période coloniale, de nombreux massacres furent commis pour l’accès aux ressources naturelles et les actes criminels très répandus : distribution de couverture et vêtements porteurs de germes infectieux ; empoisonnement des points d’eau…

En 1901, suite à la constitution d’un État fédéral autonome, l’administration australienne créée des réserves où furent déportés des Aborigènes afin d’éviter tout métissage. Dans les réserves, il leur fut interdit de chasser, de pratiquer leurs rites et d’élever leurs enfants. Cette politique de déracinement physique et culturel des peuples indigènes s’est accompagnée d’une politique de « blanchiment » (whitening) visant à marier les jeunes filles aborigènes enlevées à des hommes blancs ou à des Aborigènes plus clairs afin que disparaissent en quelques générations les traces d’une descendance indigène. La pratique des enlèvements d’enfants a perduré de 1905 à 1960, le gouvernement parle aujourd’hui de « génération volée ». Les métis étaient envoyés dans des institutions lointaines pour y apprendre à servir les colons et restaient à vie sous tutelle de l’administration australienne. Ségrégations, massacres ponctuels, servilité, disparition planifiée tel était le contexte lorsque les premiers touristes arrivèrent en 1936 sur le site d’Ayers Rock. Cette montagne au milieu du désert fut découverte le 19 juillet 1873 par William Gosse. Il la baptise Ayers Rock en hommage à Henry Ayers, premier ministre australien. L’intérêt du site repose alors sur son étrangeté géologique et sa beauté, en somme les touristes viennent apprécier une curiosité naturelle mais également le symbole de la conquête de terres si inhospitalières de l’Australie centrale, le Bush.

Le développement des infrastructures permanentes touristiques commencent dès les années 1940 au pied d’Uluru / Ayers Rock. Les premières pistes carrossables sont tracées en 1948 et au début des années 1950 un tour en bus est proposé. Uluru / Ayers Rock est devenu dès lors une attraction touristique pour la société blanche qui peut profiter des premiers aménagements. La « réserve Petermann » où sont déportés des Aborigènes de la tribu des Anangu est déplacée afin de créer le « parc national d’Ayers Rock - Monts Olgas » en 1958. Cette zone correspond à l’actuel « parc national d’Uluru - Kata Tjuita ». En 1959, le bail d’un motel et d’un camping est accordé par le gouvernement australien ainsi que l’autorisation de construction d’une piste d’atterrissage. Les touristes auront à présent la possibilité d’accéder au site plus rapidement en évitant les longues heures de route pour se rendre dans le centre désertique de l’Australie. Les Aborigènes ne devenant citoyens australiens qu’après un référendum en 1967 et au vue des politiques sociales les concernant jusque dans les années 1960, à aucun moment il ne fut question de voir dans ce site un lieu sacré ; le respecter comme tel revenait à considérer les Aborigènes comme des égaux différents. Impensable alors.

La rétrocession du site d’Uluru / Ayers Rock s’inscrit dans l’émergence du mouvement plus général de l’Australie rendant des titres de propriétés aux Aborigènes. La loi du 16 décembre 1976, la « Northern Territory Land Rights Act », reconnaît le droit foncier des Aborigènes sur les réserves situées dans le Territoire du Nord relevant directement de la législation fédérale (les six autres États australiens ont leurs propres lois). C’est ainsi que le 11 décembre 1985, le gouvernement fédéral rétrocède la propriété du parc d’Uluru - Kata Tjuita aux Aborigènes Anangu. La tribu des Anangu obtient de siéger en majorité au conseil d’administration du site ainsi que le droit d’engager des personnes de la tribu comme guide aux côtés des rangers déjà en place.
Cette rétrocession est en dix points. La condition de l’accord la plus révélatrice stipule que les Anangu accordent un bail d’exploitation de 99 ans à la National Parks and Wildlife Agency qui oblige les Aborigènes à gérer la montagne de « façon coordonnée ». Cette clause d’exploitation touristique conditionne la rétrocession d’un bien autrefois spolié au nom d’une idéologie raciale. Nous pensons qu’une culture nomade est incompatible avec une économie de marché sur laquelle repose toute l’industrie touristique. La question soulevée ici est : doit-on voir dans cet accord trouvé avec la population indigène une manifestation sincère de la mauvaise conscience des descendants des colons voire une consciente politique de repentance ? Ou bien doit-on plutôt y voir une nouvelle forme d’exploitation et de négation de la culture aborigène, certes sous une forme plus policée, dépouillée de la brutalité de l’entreprise coloniale ? En fin de compte, elle parvient au même but : la négation d’Uluru en tant que lieu sacré et l’occultation d’une activité religieuse. Sous couvert de rétrocession, il y a continuité du processus d’acculturation des indigènes et une nouvelle exploitation de ce qu’il reste de leurs traditions et savoirs ; nouvelle exploitation qui prend un visage touristique.

L’obligation d’accepter la lourde contrepartie qu’est la contrainte d’une exploitation touristique pour récupérer un bien volé est la preuve d’une entorse dans le cheminement de la reconsidération des droits et de la culture du peuple aborigène. En ce sens le classement de l’UNESCO est assez révélateur de la difficulté d’un devoir de mémoire que fait la Nation australienne face à son passé colonial.

L’Australie ratifie la Convention de l’UNESCO de 1972 en 1974. Les premiers sites inscrits sont des sites mixtes : culturels et naturels mais n’interviennent que dans les années 1980. C’est le cas du parc national de Kakadu ou la région des lacs de Willandra. Le parc national d’Uluru - Kata Tjuita est inscrit en 1987 soit deux ans après la rétrocession du site aux Anangu. L’impact touristique dû au classement est tel que l’UNESCO doit procéder à une extension en 1994 en tant que deuxième paysage culturel sur la liste du patrimoine mondial pour préserver l’héritage culturel du site. Des dégradations importantes ont en effet étaient signalées sur les peintures et les gravures rupestres situées à la base de la montagne dans des cavités ou en extérieur.
C’est par l’UNESCO qu’un début de reconnaissance du site se fait jour et notamment par cette extension culturelle qui vise à préserver le : « paysage qui possède des liens forts, d’ordre religieux, artistique ou culturels, avec des éléments naturels plutôt qu’avec des signes matériels culturels, qui peuvent être insignifiants voire même absents. » Nous pouvons lire à ce propos en page 68 de l’ouvrage émanant de l’UNESCO : Diversité culturelle, Patrimoine commun, Identités plurielles de 2002 que « L’importance de la relation entre les propriétaires aborigènes traditionnels et leur environnement culturel et physique a été reconnue par l’inscription de parc, en 1994, en tant que deuxième paysage culturel sur la Liste du patrimoine mondial, culturel et naturel.»

Malgré cela, pour l’Australie, jouer la carte d’un tourisme respectueux des identités culturelles et soucieux de l’ouverture à l’autre peut-il être réellement viable ? Cette rencontre peut-elle en effet être authentique et désintéressée quand le système économique et social australien marginalise la population aborigène ? L’alcool, l’illettrisme et les violences conjugales sont fréquents et bons nombre d’Aborigènes vivent dans des bidonvilles jouxtant les grandes villes. Les Aborigènes représentent 2% de la population australienne dont 40% sont en prison. Ces chiffres soulignent bien là la difficulté pour les indigènes d’intégrer le système et les valeurs occidentales.
Ainsi l’honnêteté quant à l’usage de ce patrimoine vivant voudrait donc que les australiens autorisent la consommation sans considérations ethniques comme l’exploitation qu’ils en ont fait des années 1930 à 1980. Mais de nos jours ceci est inimaginable moralement pour nos sociétés occidentales respectant les droits de l’homme et soucieuse d’authenticité culturelle. Ou bien ce patrimoine vivant est l’objet d’une véritable politique de réconciliation et le gouvernement australien laisse une liberté totale dans la gestion du site. Ce qui permettrait aux Anangu de choisir d’exploiter touristiquement ou non leur lieu de vie.

Un modèle de réconciliation réussie est l’exemple de Monument Valley aux États-Unis d’Amérique. La tribu des Navajo gère entièrement le site et a édicté des règles de visites et de découvertes très strictes. Ce règlement protège les aspects traditionnels de la vie des habitant qui y vivent depuis des générations. La communauté Navajo a pu ainsi préservé leurs mode de vie pastorale, leur langue, leurs arts et leurs rapports traditionnels et harmonieux avec la terre. Une partie de Monument Valley ne peut être visitée qu’en compagnie d’un guide officiellement autorisé par la tribu comme les guides de Kéyah Hózhóní. Le reste du Pays Navajo n’est pas autorisé aux touristes.
Revenons en Australie : le bail de 99 ans obligent les Anangu à accueillir des visiteurs. Aucune terre n’est donc préservée des visites de découvertes touristiques. Autre détail intéressant : depuis la création du parc Ayers Rock - Monts Olgas en 1958 à la rétrocession du site en 1987, seuls les Rangers australiens accueillaient les touristes. Les Anangu, autre clause pour la rétrocession, ont dû accepter la continuité de la permanence des Rangers. Nous ne remettons pas en cause la richesse d’une collaboration entre deux peuples mais la mauvaise foi des australiens avérée par les obligations d’organisations du site. Les clauses de l’accord annulent systématiquement la part de liberté dans la gestion du site. Que se soit en terme d’accès au public (autorisation pour 99 ans) ou que se soit en terme de gestion du personnel du parc. Difficile alors de ne pas y voir la vente de la culture aborigène.



II L’ascension, preuve visuelle de la trahison de ce patrimoine religieux vivant

Malgré l’exemple de réussite entre tourisme et respect d’un patrimoine qu’offre Monument Valley, malgré l’inscription par deux fois du site à la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, insistant sur la relation paysage/culture, ce patrimoine est quotidiennement profané.

Uluru est un lieu religieux pour les Aborigènes en général et pour les Anangu en particulier. Le concept de « Dreaming », traduit par « Temps du rêve » est un des principes majeurs commun à toutes les sociétés aborigènes. Le « Temps du rêve » fait référence aux origines de la création, quand les ancêtres spirituels s’entendirent pour donner une forme au monde, le peupler et y mettre de l’ordre. Ces héros fondateurs ont une présence spirituelle éternelle qui se manifeste dans la nature : dans les arbres, les rochers, les plantes, les animaux…
Le panthéisme qui régit le mode de vie des Aborigènes et leur relation avec l’environnement physique reste difficilement compréhensible pour la très large majorité des touristes monothéistes pour qui la nature n’est pas Dieu mais œuvre de Dieu et doit être soumise à l’homme. Pour les Aborigènes, la nature est présence, chaque élément est le réceptacle d’un esprit créateur. Uluru, à ce titre abrite l’âme, l’esprit d’un héros fondateur. Il marque également un carrefour dans les « dreamings tracks », les « sentiers mythiques sacrés » parcourus par les ancêtres. Les Anangu en font le centre de leur monde.
Ce qui fait également barrage à notre appréhension de la mythologie aborigène, c’est notre sédentarité. L’homme sédentaire voit la terre comme une possible propriété. A l’inverse les peuples nomades traversent les terres, raisonnent en terme d’espace. La mythologie des Aborigènes s’est nourrie de leurs déplacements, de leur nomadisme. Ils lisent les paysages comme nous lisons un conte, chaque relief est signifiant. Et c’est ce qui peut empêcher les touristes d’appréhender la sacralité d’Uluru.

Mais la difficulté pour les australiens et les touristes occidentaux peut s’expliquer par les réminiscences de l’histoire de la conquête du Bush par les colons. On pourrait considérer Ayers Rock comme un monument de la colonisation. Bien sûr à aucun moment cette signification pour la Nation australienne n’a été revendiquée comme telle. Cependant le baptême même de cette montagne sous le nom « Ayers Rock » est un témoin de la conquête du Bush australien. C’est dans cette appropriation d’Uluru comme monument de la colonisation que la société blanche s’est octroyée le droit de le gravir.
Outre cet imaginaire colonialiste, pour l'homme occidental la montagne à gravir est l'occasion d'une simple performance sportive. L'effort physique est devenu un produit de consommation comme un autre valorisé par une répugnante idéologie sportive, résidu du culte nazi pour les alpinistes : les premiers films de Riefensthal appartiennent à la catégorie des films de montagne, genre très prisé des idéologies raciales car ils témoignent du triomphe de la volonté sur les éléments naturels. Pour cet homme de l’Occident, gravir une montagne est également une façon de parvenir à un point de vue pittoresque, d'où on pourra jouir d'une belle vue rassurante sur les terres conquises. Rien donc de sacré dans la montagne pour l'occidental.

L’attachement spirituel à ce site se manifeste par les nombreuses gravures et peintures qui ornent plusieurs grottes et cavités de la base de la montagne et qui servent à de nombreux rituels. N’est-ce pas une trahison de plus de prétendre que le sacré puisse coexister avec une exploitation touristique ? Partant du postulat que le sacré ne s’approche qu’à travers des rites et des initiations et qu’il ne peut se consommer, le sacré est réservé aux seuls initiés et ne peut s’exhiber ou se marchander. Jésus n’a-t-il pas chassé les marchands du Temple ?
L’homme moderne ne considère plus depuis Hegel qu’une Vierge sculptée est présence de la Vierge, on pense ici à un extrait de l’Esthétique, p.30 : « […] Nous avons beau trouver les images des dieux grecs incomparables - et quelles que soient la dignité et la perfection avec lesquelles sont représentés Dieu le Père, le Christ, la sainte Vierge, quelle que soit l’admiration que nous éprouvons à la vue de ces statues, rien n’y fait : nous ne plions plus les genoux.». Ce constat, Hegel le fait dans les années ????. A ce titre nous pensons qu’il est irrespectueux que l’homme occidental exploite, sous couvert de découverte culturelle, un lieu religieux vivant comme il consomme ses œuvres d’art désenchantées. Une des caractéristiques de l’Occident est d’être une civilisation rationalisée qui a vu la disparition de la transcendance au fur et à mesure du développement du consumérisme de tout bien. Notre société occidentale, dont Australie est également dépositaire, est à l’opposée de la société traditionnelle des Aborigènes pour qui l’expérience de la transcendance est encore un des fondements de l’ordre social.

Procédons à un parallèle moins philosophique mais tout aussi intéressant : les pyramides égyptiennes. Ces édifices religieux sont massivement visités. Destination touristique majeure, les visiteurs ont longtemps pu monter sur les parois. Hormis les problèmes de conservation, l’ascension d’une pyramide pharaonique est bien moins profanatrice que celle d’Uluru car le système religieux qui concevait ces créations comme sacrées a disparu voilà plus de 2000 ans et ne concerne plus qu’à titre historique un habitant de l’Egypte actuelle. L’égyptien qui plus est aujourd’hui, est musulman. Il n'a donc que mépris pour les païens ; à quoi il faut ajouter la colonisation arabe : un égyptien de 2009 ne peut pas s'identifier à un égyptien de l'antiquité. Les pyramides étaient des édifices sacrés. Uluru est un site sacré.
Ce monolithe, objet de transcendance, les Aborigènes ne le gravissent pas. Si par accident certains ont profané la voie sacrée passant au pied de la montagne, ils procèdent à des automutilations ou scarifications afin de respecter les lois ancestrales. Il est donc évident que le piétinement des touristes est une humiliation quotidienne. D’autant plus humiliante que l’interdiction de l’ascension est une des clauses de l’accord concernant la rétrocession du site aux Anangu. La trahison est d’autant plus criante que le gouvernement fédéral ne respecte pas un des points de l’accord quant à l’interdiction de l’ascension alors même que l’UNESCO procède à une extension plus culturelle du site en 1994. L’UNESCO le classe une deuxième fois de peur de voir les dernières traces de la culture aborigène disparaître (peintures et gravures en danger). Ajoutons à cela que les guides Anangu invitent oralement les touristes de leurs groupes à ne pas y monter par respect pour leur culture.

Et malgré toutes ces dispositions de sauvegarde et d’interdiction, tous les équipements et récompenses sont là pour vous inciter à accéder au sommet. Des éléments de signalétiques sont mis en place pour les visiteurs. Tout d’abord, à l’entrée du parc national d’Uluru-Kata Tjuita, il est parfois précisé sur un panneau: « The climb is closed, strong winds at summit », «L’ascension est fermée, vents forts au sommet ». La fermeture ne relève donc pas d’une quelconque éthique face à la symbolique que représente pour les indigènes la montagne sacrée Uluru. Mais bel et bien d’une intention sécuritaire pour les seuls touristes sportifs imprudents.
Ainsi si les conditions météorologiques sont clémentes, les touristes sont renvoyés à leur conscience morale, à leur sens éthique : monter ou ne pas monter ? Mais on imagine bien la difficulté de résister quand les touristes aperçoivent la main courante. Un équipement est là pour les aider à ne pas se tuer, à ne pas glisser, pour les aider à progresser sur des pentes très raides variant de 30 à 60 degrés. Les chaînes qui forment la main courante ont été posées en 1964 et rallongées en 1976 car plusieurs touristes grimpeurs se sont tués lors de leur ascension. Encore de nos jours, dans les guides de voyages pour l’Australie, vous pouvez lire qu’il n’est pas recommandé de grimper la montagne par respect pour les Aborigènes. Cependant, le paragraphe suivant vous donne le temps estimé et les difficultés de l’ascension.

Et bien entendu, l’argument phare reste la vue imprenable au sommet et la possibilité de vous orientez grâce à une table d’orientation posée à l’arrivée vous indiquant à combien de kilomètres se trouve Alice Spring et où se trouve telle ou telle montagne. Uluru devient donc un point de vue pour les touristes courageux et curieux ! Cet appétit touristique de reconnaître un point de vue aperçu dans une brochure commerciale s’accompagne d’une reconnaissance à trois sous par la délivrance d’un « diplôme » attestant votre rude montée sur la montagne. L’appât est donc trop fort, être venu jusqu’au fin fond du Bush australien et ne pas escalader le seul gros rocher, quel gâchis !


Christelle Cirou

Réflexion dans le cadre du Master 2 "Métiers du Patrimoine."